Interview de Nicolas Deleuze à Radio France (20 février 2006)
Nicolas Deleuze, Président de l'Association des magistrats de l'Union européenne, est intervenu sur les ondes de Radio France pour y développer deux sujets différents:
- Tout d'abord, le thème de la formation des magistrats en France.
- Ensuite, concernant les avantages et les inconvénients des autres systèmes étrangers.
Le Conseil d’administration de l’Ecole nationale de la magistrature se réunit cette semaine pour examiner un projet de réforme. Mise en cause après l’affaire d’Outreau, la formation des magistrats en France n'est cependant pas la seule responsable du fiasco judiciaire d'Outreau. Loin de là. Aujourd’hui, c’est tout le système de la procédure pénale française qui pose questions…
L’ENM forme-t-elle de bons juges? "Je trouve que l’école nous prépare bien. On a des réflexes professionnels qui sont installés, qui sont techniques. Ça m’a permis en ce qui me concerne d’arriver dans de bonnes conditions à mon cabinet". Quand l’Ecole nationale de la magistrature elle-même nous refuse tout commentaire concernant la formation de ses auditeurs, Olivier Beauvallet, juge d’instruction à Roanne depuis septembre 2004, n’hésite pas, lui, à défendre l’institution. 31 mois de formation, dont plus d’un an de stages dans les différentes juridictions,… " L’ENM est une école dont les méthodes de formation s’exportent partout dans le monde", renchérit Nicolas Deleuze, président de l’association des magistrats de l’Union européenne. Un discours à décharge qui va à contre-courant des critiques formulées de toutes parts après le désastre judiciaire d’Outreau, fustigeant justement une technicité trop sûre d’elle, parfois aveuglante. Mais selon certains magistrats, l’école ne peut pas tout faire. "Ce qu’il faut pour rendre la justice c’est aussi avoir une grande ouverture à l’autre et un grand éveil. Il faut regarder le monde tel qu’il est. Mais c’est très difficile, parce que la culture s’acquiert par le travail, par l’expérience. Est-ce qu’une école peut vous donner l’expérience d’un grand juge ?... je ne crois pas", analyse Michel Gaget, président du Tribunal de grande instance de Saint-Étienne. L’ENM a d’ores et déjà renforcé son enseignement sur l’éthique. Elle prévoit également une meilleure prise en compte dans sa formation de la juridiction de l'instruction, de l’administration de la preuve pénale, ou encore le traitement de la détention provisoire, sujets qui seront à l'ordre du jour de son Conseil d'administration mercredi. Mais pour Daniel Ludet, ancien directeur de l’ENM (1992 à 1996), aujourd’hui avocat général à la Cour d’appel de Paris, une réforme, quelque qu'elle soit, ne portera ses fruits que si elle s’inscrit dans un allongement de la formation: "Je pense que l’on pourrait envisager de rallonger la formation d’une année, pour y introduire notamment des activités où le futur magistrat n’est plus en situation de pouvoir par rapport au justiciable. Et puis aussi, parce que c’est la pratique qui révèle les difficultés et qui fait surgir les questions, réintroduire des temps de formation obligatoires dans les premières années de fonction", suggère le magistrat.
Un système d’instruction défaillant Reste qu'au-delà de la formation des magistrats, c’est tout le système de l’instruction française qui est mis en cause aujourd’hui. A commencer par la position du juge d’instruction dans la chaîne pénale. Un maillon devenu secondaire quantitativement, dans la mesure où à peine 6% des affaires pénales passe par lui. Un maillon également isolé. "Entre le bloc puissant de la police et du parquet d’un côté, et puis le tribunal ou la cour qui jugera finalement des faits de l’autre, lui est souvent bien isolé. C’est probablement un poste très exposé dès qu’une affaire devient délicate", explique le sociologue Philippe Robert, directeur de recherches au CNRS et ancien directeur du GERN (Groupe européen de recherche sur les normativités). Un juge de surcroît bien seul face à des responsabilités aussi importantes que celle de décider de la mise en détention provisoire de quelqu’un. "On lui a adjoint le juge des libertés et de la détention (depuis 2000), mais en réalité, ce magistrat, qui connaît moins bien le dossier, suit en général l’avis du juge d’instruction. Alors ça ne change pas grand-chose, c’est toujours un homme seul qui décide", regrette Pierre Prades, ancien magistrat ayant exercé les fonctions de juge d’instruction et de procureur de la République. "On demande à la justice de juger de plus en plus rapidement ou du moins de prendre un temps très court pour écouter les gens. Ça ce n'est pas possible. Il faut entendre la personne, essayer de comprendre, digérer l’information, ça demande du temps", fait remarquer Catherine Samet, elle aussi ancienne juge d’instruction, qui s’exprime aujourd’hui en tant qu’universitaire. Mais avec parfois jusqu’à plus de 200 dossiers à gérer, du temps, le juge d’instruction en manque. Tandis que celui des procédures, lui, s’allonge. "Actuellement, il y a à peu près 60.000 détenus en France. Il y en a le tiers, c'est-à-dire 20.000 qui attendent d’être jugés !", se désole Pierre Prades.
Misère budgétaire La commission d'enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau doit remettre au plus tard le 7 juin un rapport suggérant des pistes de réforme. Déjà, des remèdes au malaise de l’instruction française sont évoqués : Réserver la fonction de juge d'instruction à des magistrats très expérimentés, regrouper les juges d'instruction dans des pôles départementaux, confier la décision de la mise en détention provisoire à une formation collégiale de plusieurs magistrats, voire encore supprimer carrément le juge d’instruction… Des idées qui pour certaines ne sont pas nouvelles. La suppression du juge d’instruction avait par exemple déjà été proposée en 1990 par la commission Delmas-Marty, au profit d'un juge arbitre, l'enquête étant portée par le parquet. Quant à réunir les juges d’instruction en équipe et garantir un regard pluriel sur la mise en détention, la mesure faisait partie de la réforme proposée par Robert Badinter en 1985, abandonnée... faute de moyens. Mais la justice a-t-elle aujourd’hui plus qu’hier les moyens d’une réforme en profondeur ? Quand on sait que l’Etat lui consacre à peine 2% de ses dépenses, plaçant la France en 23ème position en Europe, la réponse se passe de commentaires. Quant à savoir si l’affaire d’Outreau, aussi dramatique et médiatisée soit-elle, y changera quelque chose ? Dominique Barrella, président de l’Union syndicale des magistrats, majoritaire dans la profession, l’espère mais ne se fait pas d’illusions. "La technique des députés est toujours la même. Quand l’opinion publique est en émoi, on lui promet une réforme. Réforme pour laquelle on ne voit pas de budget. J’espère que l’approche des élections présidentielle et législatives va pousser l’ensemble de nos concitoyens à souhaiter des réformes, et des réformes budgétées. On ne peut pas continuer dans ce pays à avoir une justice qui est au niveau, en terme de moyens, de la justice moldave !".
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Il est temps de mettre sur pied "un système accusatoire à la française". C’est ce que les avocats des acquittés d’Outreau, comme Me Hubert Delarue, ont réclamé au lendemain de l’affaire. Tel un vieux serpent de mer, l’idée de supprimer le juge d’instruction refait surface. Pourtant, le monde judiciaire français ne semble pas vraiment prêt à faire cette réforme. D’autant qu’elle s’inspire des systèmes de nos voisins, qui eux aussi connaissent des difficultés. Eclairage sur les systèmes judiciaires étrangers: anglo-saxon, mais aussi espagnol, italien et allemand.
La théorie et la pratique. En théorie, on pourrait distinguer le système accusatoire du système inquisitoire. Le premier, choisi par la Grande Bretagne et surtout les Etats-Unis, mise énormément sur l’oralité de l’audience et peu sur l’enquête préliminaire. En revanche, le second, choisi par la France, la Belgique et l’Espagne place l’écrit et l’enquête au cœur de son fonctionnement. Même si les deux systèmes ont évolué et se rapprochent l’un de l’autre dans la pratique, ils ont cependant gardé leurs principes de base. "Le système accusatoire pur ce n’est qu’un à deux pour cents des affaires. Il faudrait des mois et des mois pour juger d’une simple affaire de vol. Ce qui fonctionne ce sont des procédures sommaires. On va demander à la personne si elle plaide coupable ou pas. Si elle plaide coupable, on n’examine pas les faits de l’affaire. Simplement on va déterminer la peine et donc on peut aller excessivement vite", explique Geneviève Giudicelli-Delage, professeur des procédures pénales comparées à Paris I. La procédure américaine est très dangereuse pour Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des Droits de l’Homme: "la question n’est plus de savoir où est la vérité mais plutôt comment on négocie. Même la justice se marchande".
Les dangers du modèle anglo-saxon. La justice de l’instruction semble effectivement être une justice de luxe par rapport au système plus expéditif de l’accusatoire. Mais la France s’inspire de plus en plus du modèle anglo-saxon. "On voit arriver des traces de ce modèle avec la loi Perben 2 et le principe du plaider coupable", explique Geneviève Giudicelli-Delage. Dominique Inchauspé, avocat pénaliste à Paris n’est pas du tout d’accord avec la demande des avocats des acquittés d’Outreau de mettre en place un système accusatoire. Il a d’ailleurs écrit aux 140 députés membres de la commission des lois pour leur exposer son point de vue. "Ce système est très injuste. Le parquet et la police font leur enquête de leur côté, très souvent à charge et avec des preuves acquises parfois de manière déloyale et c’est à la défense de faire la sienne de l’autre. Comme 97% des gens n’ont pas les moyens, ils attendent en prison de savoir ce que l’accusation a dans son chapeau. Seuls des gens comme OJ Simpson s’en sortent mais en payant des avocats plusieurs millions de dollars", développe l’avocat qui prépare un livre sur les erreurs judiciaires. Selon un rapport de l’université de Columbia entre 1973 et 1995, il y aurait eu 417 erreurs judiciaires aux Etats-Unis, dans un pays où la peine de mort est toujours en vigueur. Ces erreurs ont pu éclater au grand jour quand des policiers ou des procureurs ont reconnu avoir fabriqué des preuves contre les inculpés. "Il faut savoir qu’aux Etats-Unis, il y a trois millions de personnes en prison dont la plupart sont des noirs, des hispaniques, des pauvres", ajoute Jean-Pierre Dubois, de la Ligue des droits de l’Homme. La Grande Bretagne a aussi connu ses heures sombres d'erreurs judiciaires avec des affaires comme les Birmingham six mais cela était lié au contexte de lutte contre l'IRA. Depuis les années 90, les Britanniques ne semblent pas traverser de crise de confiance dans leurs systèmes judiciaires ou policiers.
Avantages et limites des autres systèmes. Cependant quelques aspects du modèle anglo-saxon, séduisent notre système judiciaire. La présence de l’avocat pendant toute la durée de la garde à vue. La formation des magistrats et l’expérience qu’ils acquièrent avant de rendre la justice. "En Allemagne, il y a trois fois plus de magistrats qu’en France et ils restent stagiaires pendant des années. En Angleterre, les juges ont au moins dix ans d’expérience comme avocats", affirme Nicolas Deleuze, président de l’association des magistrats de l’Union européenne. L'Allemagne a supprimé le juge d'instruction en 1975 et l'Italie en 1989. S’il y a une piste qui semble séduire plusieurs magistrats, c’est celle du système allemand et dans une moindre mesure du système italien. Dans les deux cas le parquet et la partie privée mènent leurs enquêtes chacun de leur côté mais il existe toujours un juge pour rétablir l’équilibre. En Allemagne, le magistrat peut même faire des demandes d’actes financées sur fonds publics. "En théorie, ces systèmes semblent séduisants mais souvent les juges ont du mal à faire la part des choses", affirme Geneviève Giudicelli-Delage. En Italie, le parquet est sensé instruire à charge et à décharge mais il semble très dépendant de ses rapports avec la police et avec l’exécutif. "Très courageusement, certains procureurs sont allés titiller les puissants. On l’a vu avec l’affaire Berlusconi. Il n’empêche que selon les individus cela peut donner des résultats catastrophiques. Le procureur est en première ligne et il subit aussi d’énormes pressions médiatiques et politiques", affirme Jean-Pierre Dubois. Transposer le système allemand sur le nôtre ne semble pas non plus une solution si simple. D’abord parce que l’histoire des pays n’est pas la même. "Si la justice semble plus autonome en Allemagne ou en Espagne c’est aussi parce que ces pays ont connu des périodes de dictature très dure et donc qu’ils se méfient d’un pouvoir exécutif trop fort", conclue Maitre Dominique Inchauspé.
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